15 févr. 2024
Pourquoi la psychanalyse ?
Décriée, dépassée, sexiste, homophobe, pseudo-scientifique, dogmatique, trop longue, trop coûteuse… la psychanalyse fait face à de nombreux préjugés dont il est vrai que les psychanalystes sont en partie responsables. Il ne s’agit pas pour moi de faire un énième plaidoyer en sa faveur – d’autres s’en sont chargé, avec plus ou moins de succès, mais certainement plus d’érudition et de talent. Il paraît important toutefois d’effectuer un rappel terminologique : la psychanalyse renvoie non seulement à un savoir mais aussi à une technique. Ce n’est qu’en saisissant ce double mouvement qu’on peut dépasser les a priori sur le mot, devenu pour certain.e.s un tabou, pour d’autres un totem, voire une idole…
C’est à ce prix qu’on pourra retrouver le sens d’une discipline qui n’a rien perdu de sa pertinence, ni de sa spécificité, dans un monde où la parole sature mais ne structure plus.
La psychanalyse, un savoir
L’immense majorité des critiques visant la psychanalyse sont en réalité des remises en cause de la personnalité et de la démarche initiée au tournant du XXe siècle par Sigmund Freud. En ce sens, la plupart des plaidoyers en faveur de la psychanalyse passent pour des apologies sans bornes, voire une hagiographie de Freud. Si le fondateur de la théorie et de la technique analytiques n’est, comme personne d’ailleurs, pas exempt de critiques, une remise dans le contexte de l’époque s’impose.
Freud naît dans l’Empire austro-hongrois en 1856. A six ans, sa famille s’installe à Vienne, capitale d’un empire multiculturel, qui est alors à la pointe des arts et des sciences (1). Lorsqu’il commence à mettre au point sa technique de « cure par la parole », c’est un médecin diplômé et reconnu qui a étudié auprès des plus grands scientifiques de son temps (Josef Breuer et Jean-Martin Charcot, entres autres). En 1886 – il a alors trente ans –, il réalise une communication devant la Société des médecins de Vienne (2) qui fait polémique notamment parce qu’il y expose les causes possibles de l’hystérie masculine. La controverse est vive, non parce que Freud serait considéré comme un affabulateur, mais parce qu’il choque en remettant en cause le supposé caractère exclusivement féminin de l’hystérie. Ses positions ne remettent toutefois pas son statut de médecin en question, puisqu’il est intégré à la Société de médecine l’année suivante.
Nous pourrions multiplier les exemples, mais cet épisode illustre à lui seul la place particulière qu’occupent Freud et la psychanalyse dans le débat scientifique et médical de son temps. Bien sûr, on peut reprocher à l’analyste viennois de n’avoir traité que des personnalités issues de la grande bourgeoisie : mais qui donc avait le temps, dans l’Autriche-Hongrie d’avant-guerre, de s’installer quatre à cinq fois par semaines dans un divan pour s’épancher (3), si ce ne sont précisément celles et ceux qui n’avaient pas besoin de travailler pour vivre ? D’aucuns seront sûrement surpris d’apprendre que Freud a d’abord accueilli avec enthousiasme la Révolution bolchévique de 1917 (avant il est vrai de se rétracter). Loin de la caricature de l’affreux réactionnaire, il a toujours plaidé pour que la psychanalyse, sans se mêler à proprement parler de politique, soit un outil d’émancipation et accessible aux plus démunis (4).
La lecture des ouvrages freudiens se ressent de la conflictualité et de l’hostilité de l’opinion de son époque à ses thèses alors révolutionnaires. Et si, effectivement, on peut lire ça et là quelques lignes qui nous apparaissent, à nous femmes et hommes du XXIe siècle, plutôt rétrogrades, il faut garder à l’esprit qu’elles étaient proprement subversives et avant-gardistes pour son époque. Concernant l’homosexualité, par exemple, une lettre de 1935 devenue célèbre rappelle que Freud était tout à fait opposé à sa classification comme maladie (5) : il a même lutté longuement au sein de l’Association psychanalytique internationale, malheureusement sans succès, pour que les psychanalystes ouvertement homosexuels soient admis à exercer (6).
Enfin, il faut bien sûr garder à l’esprit que la science avance en raison de postulats, fondés sur des théories préalablement établies et vérifiées, et trouve son progrès dans le dépassement de ces théories plus anciennes. La psychanalyse, comme technique et comme science, a heureusement beaucoup évolué depuis cent ans et la plupart des grands analystes qui ont contribué à ces avancées sont précisément des scientifiques : Jacques Lacan, John Bowlby et Wilfred Bion étaient médecins psychiatres, Donald W. Winnicott pédiatre, etc.
La psychanalyse, une technique
Avant d’être une technique progressivement mise au point par Freud, la psychanalyse a donc été un corpus théorique. C’est d’ailleurs son drame : le mot renvoyant tant à la technique qu’au savoir, toute remise en cause d’un pan de l’un sème le doute sur l’efficacité de l’autre. Pourtant, on peut soutenir comme Bowlby que la psychanalyse soit à la fois une science… et un art (7). Que la psychanalyse soit une technique ou un art, qu’est-ce que cela peut bien signifier sur le plan pratique ?
Nombreux sont les films sortis en salles ces dernières années qui font intervenir, pour un instant, un psychanalyste. Face-à-face avec son patient, ou assis derrière ce dernier qui s’est allongé, la caricature est presque invariablement la même : le psychanalyste ne parle pas ; parfois il hoche la tête, au mieux il se contente d’un raclement de gorge ou lâche doctement : « intéressant… » à la fin d’une phrase, saisie au hasard – quand il n’est pas tout simplement en train de lire le journal ou de dormir dans le dos de son analysant.
Si la caricature existe, c’est qu’elle est, comme toute caricature, appuyée sur un fond de vérité. Ces psychanalystes taiseux, sévères et évanescents existent, mais ne sont pas légion. Freud a une part de responsabilité lui aussi dans cette image d’Epinal qu’est devenu l’analyste froid et distant : dans le corpus d’articles que la communauté analytique a retenu sous le nom d’« écrits techniques » (8), il donne aux futurs thérapeutes de précieux conseils pratiques. Ne pas prendre de notes en séances – cela distrait le patient, et toute prise de note est déjà une forme d’interprétation (9). Ne rien laisser transparaître de sa vie privée – le psychanalyste doit être un « miroir réfléchissant ». Ne rien montrer non plus de ses émotions (10), etc.
Et pourtant, Freud lui-même ne suivait pas à la lettre ses propres conseils. Il suffit pour s’en convaincre de lire les introductions ou les conclusions de chacune de ses célèbres Cinq psychanalyses : doutes, interrogations, remises en cause théoriques se font jour. Parfois même Freud s’est laissé aller à délivrer de véritables conseils à ses patient.e.s, loin de l’image de la statue du Commandeur qui entend tout mais ne s’exprime qu’à l’instant fatidique. En se plongeant dans la correspondance freudienne, on découvre la réalité de certaines séances. Irvin Yalom rapporte ainsi un épisode ou, interrompant tout à trac la séance parce que son chien voulait sortir, Freud se lève, ouvre la porte, laisse l’animal quitter la pièce, puis reprend sa place comme si rien ne s’était passé (11). Ce qui prouve, a minima, que Freud recevait à son domicile, donc pas en terrain neutre ; mais aussi que comme tout être humain, il ne pouvait faire abstraction totale ni de son environnement, ni de ses affects (en l’occurrence, de la détresse de son chien).
En vérité, malgré une théorie commune et des principes généraux, la technique psychanalytique est diverse, parce que chaque psychanalyste est différent. Ce qui fait un psychanalyste, outre sa formation et ses connaissances, c’est d’avoir réalisé soi-même une psychanalyse. Or l’analyse étant par définition celle de ce que dans notre jargon nous appelons un sujet – en l’occurrence nous-même –, aucune cure ne se ressemble, et chaque analyste l’est à sa manière. Sigmund Freud pouvait vous proposer un cigare en cours de séance. Jacques Lacan mettait certains de ses patients à la porte, au bout de quelques minutes. Donald Winnicott vous offrait du thé et des biscuits. La plupart se contenteront de vous écouter, activement, avec intérêt, mais à leur manière. Oui, la psychanalyse est une technique : mais on ne peut juger un praticien qu’après avoir poussé la porte de son cabinet, car il s’agit avant tout d’une rencontre. Or parler à quelqu’un, fût-ce de broutilles, est l’essence même de l’humanité. Une théorie scientifique très sérieuse postule même que c’est parce que l’être humain a échangé potins et ragots que son langage s’est considérablement complexifié (12).
Pour aujourd’hui et pour demain
Depuis sa mise au point jusqu’à nos jours, la psychanalyse a dialogué avec bien d’autres disciplines, dont elle s’est inspirée, enrichie et démarquée à la fois. On peut citer le poids de l’anthropologie et du structuralisme (notamment dans la pensée de Lacan) ; l’affrontement fécond, qui tend aujourd’hui au rapprochement sur bien des points, avec les neurosciences (Bion) ; plus récemment le dialogue avec d’autres démarches thérapeutiques, comme l’hypnose ericksonienne, l’EMDR ou les thérapies cognitivo-comportementales, d’où l’intérêt d’une démarche intégrative.
Pour aujourd’hui et pour demain, à mes yeux, l’enjeu est double pour la psychanalyse, qui doit, à la fois :
Rester fidèle à son legs et son corpus théorique ;
Tout en adaptant sa pratique à de nouvelles formes de pathologies.
L’essentiel demeure, toutefois : il ne s’agit pas nécessairement de diagnostiquer, mais d’écouter pour aider. Aider nos patient.e.s à devenir sujets de leur propre existence. En ce sens, l’analyse est universelle et intemporelle. Comme l’écrivait Lacan : « Il faut que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, la façon dont la psychanalyse peut durer. »
Notes
Pour un tableau de la Vienne d’avant-guerre, son effervescence intellectuelle et artistique, il n’est pas de meilleure lecture que celle de Stefan Zweig, Le monde d’hier.
Beiträge zur Kasuistik der Hysterie : https://www.loc.gov/resource/mss39990.OV0208/?st=gallery
Les analyses pratiquées par Freud étaient courtes – quelques semaines, quelques mois au maximum – mais avaient lieu au rythme soutenu de 3 à 5 séances hebdomadaires.
Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique, 2021.
Sur toutes ces questions, on se reportera utilement à l’ouvrage de Lionel Le Corre, L’homosexualité de Freud, Presses Universitaires de France (PUF), 2017.
John Bowlby, Amour et violence. La vie relationnelle en famille, chapitre 3 : « La psychanalyse : un art et une science », Albin Michel, 2022.
Sigmund Freud, La technique psychanalytique, PUF, 2007.
Ibid., p. 73
« Je ne saurais recommander avec assez d’insistance aux collègues de prendre pour modèle pendant le traitement psychanalytique le chirurgien qui met de côté tous ses affects et même sa compassion humaine, et qui fixe un seul but aux forces de son esprit : effectuer l’opération en se conformant le plus possible aux règles de l’art. » Ibid., p. 75.
Irvin YALOM, L’art de la thérapie (2002), Le livre de poche, 2018, p. 118.
(12) Yuval Noah HARARI, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité (2011), Albin
Michel, 2015.